Malgré l’odeur entêtante et caractéristique de cacahuète grillée qui saisit les narines, nous ne nous trouvons pas chez des babas voulant faire l’amour à la lune après la taffe de trop. Derrière les épais murs de ce bâtiment gris foncé aux allures de forteresse, en zone industrielle à Carrouge, dans les hauteurs de Lausanne, on compte autant d’élégantes vestes de costume que de hoodies plus décontractés. Ce vendredi 31 janvier, une bonne vingtaine d’employés – pour la plupart jeunes – sont présents lors de notre visite. Ils alternent les debout-assis derrière leur bureau électrique dernier cri et croquent à pleines dents des fruits frais offerts par leur employeur à la cafétéria, où trône un majestueux jeu d’échecs. De toutes parts, de vastes espaces communs aux couleurs claires habillés de meubles et de luminaires design. Et même une salle de sport chichement équipée, qui a néanmoins le mérite d’exister.
On se croirait dans n’importe quelle start-up en vogue. Sauf qu’ici, contrairement aux campus de l’Arc lémanique, la jeune pousse ne court pas après l’intelligence artificielle, mais négocie, transforme et oriente des montagnes d’or vert sur toute la surface du globe. Une marchandise précieuse qui se fume, s’avale ou s’applique sur la peau: du CBD. Trois lettres pour cannabidiol, l’un des composants majeurs de la plante de chanvre qui, si elle compte moins de 1% de THC (la substance responsable des effets psychotropes), est légale en Suisse.
Green Brothers ne se contente pas de cette branche qui a connu son eldorado il y a une petite dizaine d’années, lorsque des boutiques spécialisées ont commencé à fleurir sous nos latitudes. Avec les salles blanches de son partenaire Pharmaserv qui opère dans la région de Lucerne, l’entreprise a aussi flairé le potentiel du cannabis médical – contenant du THC – à destination des pharmacies et des personnes souffrant, par exemple, d’un cancer ou d’une sclérose en plaques.
Un business controversé qui s’agrandit par ailleurs à chaque pas fait par les autorités en direction d’une éventuelle légalisation de la consommation récréative de cette drogue qualifiée de douce, actuellement à l’étude dans certaines villes comme Genève, Lausanne ou Zurich. Quoi qu’il en soit, le «vrai» cannabis est en forte expansion et viendra assurément doper les plus de 20 millions de francs de chiffre d’affaires déclarés en 2024 par Green Brothers.
Un montant impressionnant qui fait figurer l’entité des frères Porta, Herminien, 35 ans, Cyril, 34 ans, et Arnaud, 29 ans, parmi les acteurs de la weed les plus importants du pays et même du continent. «Au total, nous avons 12'000 clients professionnels et 100'000 clients particuliers que nous distribuons dans une trentaine de pays», glisse Arnaud, avant d’avaler d’un trait son expresso.
La Suisse teste la fumette
En Suisse, comme dans beaucoup d’autres pays, il est interdit de cultiver, d’importer, de fabriquer ou de vendre du cannabis, rappelle la Confédération sur son site Internet. C’est un fait. Néanmoins, vous ne tomberez pas de votre chaise si on vous dit que malgré cette interdiction..., la consommation de cette drogue est répandue, que le marché noir prospère et que la sécurité des consommateurs n’est pas garantie. D’après les chiffres officiels, plus d’un tiers de la population aurait déjà essayé une fois de se défoncer avec du cannabis, 4% en aurait consommé au cours du dernier mois, et 1,1% en ferait un usage problématique.
Face à cette situation jugée insatisfaisante par les autorités, le Parlement a décidé d’aménager le cadre légal en 2020 pour une durée limitée à dix ans. Conséquence: depuis l’année suivante, la réalisation d’essais pilotes portant sur la consommation non médicale de cannabis par des adultes est autorisée. L’objectif de cette démarche est de fournir une base scientifique approfondie pour d’éventuelles décisions sur la manière d’organiser la réglementation de la substance.
Preuve que la problématique est bien réelle, toutes les grandes villes du pays se sont déclarées intéressées. En clair, les divers organisateurs remettent — ou prévoient de remettre — du cannabis via différents canaux de distribution. Par exemple dans des pharmacies, dans des social clubs et dans des magasins à but non lucratif. Aujourd’hui, Genève, Lausanne, Bâle ou encore Zurich font leurs expérimentations. Des premiers pas prudent en vue d’une légalisation, comme dans de plus en plus de pays à l’instar du Canada?
Installé dans la salle de conférences baptisée Indica, du nom du chanvre indien, le chaleureux pas encore trentenaire revient sur l’épopée entrepreneuriale familiale. «A ce jour, notre groupe emploie une centaine de personnes réparties au sein de 19 sociétés aux quatre coins du monde, liste-t-il. Mais au tout début, nous n’étions que les trois à gesticuler dans la cave de notre mère, à Lutry (VD).»
Cette histoire, qui rappelle non sans délice la série Family Business dans laquelle l’acteur français Jonathan Cohen veut transformer la boucherie casher de son père en coffee shop, commence en 2016. Notre interlocuteur, qui ne cache pas s’être essayé à la fumette avant que des offres légales n’apparaissent sur le marché, «comme beaucoup d’adolescents», raconte pourquoi le CBD semblait un bon pari.
«Nous sommes descendants d’agriculteurs et avons la chance d’avoir une ferme familiale dans le canton de Fribourg, reprend Arnaud. Nous avons fait des recherches génétiques, en passant des Etats-Unis à Israël, pour obtenir des plants qui respectent le cadre légal et fait nos premiers tests. Comme ceux-ci étaient concluants, nous avons utilisé certaines de nos terres d’abord dévolues aux céréales ou à l’élevage bovin pour nos nouvelles cultures qui étaient alors parfois sujettes à polémiques.»
Problème de taille: entre le moment où la fratrie sème et récolte, le prix du CBD s’effondre en Suisse, passant d’environ 6000 à 1000 francs le kilo. «On a très vite compris que nous ne pourrions pas rivaliser avec la concurrence étrangère en termes de production et nous nous sommes concentrés sur notre savoir-faire, enchaîne celui qui est diplômé en biologie de l’Université de Lausanne. Comme nous avions réussi à développer des plantes avec moins de 0,2% de THC, nous pouvions profiter de notre expertise pour nous lancer dans le marché européen, beaucoup plus restrictif. S’y lancer en tant que grossiste avec une rigueur tout helvétique, c’est ce qui nous a réussi.»
Dès 2017, Green Brothers ouvre une antenne au Luxembourg. «L’idée était d’abord de réduire les frontières à franchir pour limiter les frais et les tracasseries», souffle Arnaud. Il éclate de rire: «Je vous laisse imaginer la tête des douaniers lorsqu’ils ouvraient des camions contenant des centaines de kilos de notre cannabis! Il a fallu faire preuve de beaucoup de pédagogie et de patience. Actuellement, nous sommes très proactifs dans nos liens avec les différentes autorités à travers le monde et tout se passe bien. Mais il n’en a pas toujours été ainsi quand les agents sur le terrain étaient à peine au courant des dernières lois.»
Aujourd’hui, Green Brothers a ouvert des hubs en Amérique, en Croatie et même au Japon. Une success-story qui ne montre aucun signe d’essoufflement: «L’international, c’est notre quotidien. On est très rarement en Suisse, car on passe notre temps à structurer notre expansion à l’étranger, en plus de consolider nos bases existantes. Notre travail est surtout d’exporter notre rigueur et notre savoir-faire hors de nos frontières. Cette dynamique s’accompagne aussi de partenariats stratégiques, comme notre récente exclusivité avec Cookies, la marque iconique californienne de cannabis. Pour donner une image, c’est comme si une entreprise américaine obtenait la distribution exclusive d’une marque de montres suisses légendaire pour le marché américain.»
Arnaud Porta assure que travailler avec ses aînés ne complique pas les choses. Bien au contraire. «Nous sommes très complémentaires et je pense même qu’il y a moins de tensions entre nous qu’entre les dirigeants d’une firme qui ne partageraient pas de liens émotionnels et de sang, assure-t-il. Notre famille, c’est la clé. Nous n’avons ni dette, ni investisseur. Ce qui signifie que nous avons notre destin entre nos mains.» Lucide, le Vaudois souligne aussi à quel point s’entourer de collaborateurs de confiance et de qualité a été essentiel dans l’ascension de «la grande famille» Green Brothers. «La plaque de chocolat suisse que nous glissons dans les cartons de nos bons clients doit aussi sûrement jouer un rôle», sourit-il.
Si vous étiez devant la Grande Scène de Paléo l’été dernier pour assister au – très mauvais – concert du rappeur français Booba, alors peut-être que vous avez déjà entendu le nom de Green Brothers. Lors de sa performance d’une heure durant laquelle il a davantage clashé ses ennemis que chanté ses morceaux, l’artiste aux nombreux tubes a salué ses nouveaux partenaires vaudois.
«Nous étions avec lui au festival, derrière la scène, dans les coulisses, c’était très impressionnant», se souvient Arnaud Porta. L’objectif de cette soirée était de sceller dans un moment léger leur accord commercial. «Nous avons l’exclusivité pour la distribution en Suisse et en Europe de sa marque de CBD, PRT LAB», détaille l’entrepreneur.
Une simple étape de plus pour Elie Yaffa, le vrai nom du Duc de Boulogne aujourd’hui installé à Miami, qui fait aussi du commerce dans l’alcool et les vêtements. «Ce qui nous intéresse, ce n’est pas que la défonce, affirmait-il en juin à Newsweed, un média spécialisé français. Moi, j’aime bien fumer, mais j’aime bien rester actif. Je suis un businessman. J’ai une famille. Je fais beaucoup de sport. Je veux pouvoir rester actif.»
Arnaud Porta est convaincu par les qualités des produits en question, dont il pourrait parler des heures. Tout comme de sa rencontre avec Booba: «Nous sommes allés en loge avant et après le concert pour finaliser des discussions, mais n’avons pas fait d’after mémorable qui mériterait d’être racontée», glisse-t-il dans un haussement d’épaules.
Production
Blick Suisse romande
Images
Julie de Tribolet
Texte
Antoine Hürlimann
Développement
César Greppin