Un siècle et demi après les premières conquêtes, la montagne fascine un public de plus en plus large. Alors que les alpinistes font la queue pour atteindre le sommet de l’Everest, les Alpes ne sont pas épargnées par cet engouement: dans les refuges suisses, il faut se lever tôt pour éviter les embouteillages.
Les réseaux sociaux amplifient le phénomène. Dans une vidéo vue 10 millions de fois, le youtubeur Inoxtag retrace son ascension du Cervin en 2023, alors qu’il s’entraîne pour le Toit du monde. Une montagne «avec un vrai flow», avertit le jeune homme, «encore plus dure que le Mont Blanc». Son guide ajoute: «Les premiers à l’ascension, ils se sont tués à la descente.»
Cet exploit, doublé d’une tragédie, a eu lieu il y a 160 ans exactement. Le 14 juillet 1865, quatre alpinistes et trois guides atteignent le sommet du Cervin pour la première fois. Seuls trois d’entre eux en redescendront vivants. L’élucidation de ce drame, dont les stigmates sont toujours vifs dans la région de Zermatt, se poursuit de nos jours.
Blick et l’Académie du journalisme et des médias (AJM) se sont plongés dans cette histoire terriblement humaine, avec une question inédite en tête: hier comme aujourd’hui, pourquoi la montagne les rend-elle tous fous?
Ils sont deux hommes à dîner en tête-à-tête ce mercredi 12 juillet 1865 dans la salle à manger de l’hôtel Monte Rosa, dont on imagine les lustres flamboyants et les chaises recouvertes de velours. Deux jeunes Anglais agités par une même obsession: atteindre le sommet du Cervin, dernière cime des Alpes encore vierge de conquête humaine. Le temps est clair ce soir-là, et la silhouette pyramidale de la montagne magique se découpe sur un ciel étoilé au-dessus de Zermatt. Pour une ascension, on ne saurait rêver mieux.
Le premier des deux dîneurs s’appelle Edward Whymper, c’est un dessinateur de 24 ans au regard déterminé et aux dents longues, qui a déjà tenté sept fois de gravir le Cervin, sans succès. Le second, qui est âgé de 18 ans seulement, se nomme Lord Francis Douglas. Descendant d’une lignée d’aristocrates, il a déjà acquis une renommée dans le milieu de l’alpinisme. C’est décidé: le lendemain, ils tenteront ensemble l’escalade de cet amas hostile de glace et de rochers dont la «pureté» magnétise les nouveaux conquérants des cimes.
Les deux explorateurs ne se connaissent que depuis la veille, à la faveur d’une rencontre fortuite au-dessus du village. Ils n’ont pas eu le loisir de laisser mûrir leur projet, car le temps presse: le 11 juillet, une équipe concurrente est partie durant la nuit avec un mulet chargé de provisions pour tenter l’ascension par l’arête italienne, dite arête du Lion. L’expédition a été organisée par un guide natif du Val d’Aoste, à la fois proche et rival d’Edward Whymper: Jean-Antoine Carrel.
Alors qu’il devait tenter une nouvelle fois l’ascension avec Edward Whymper, Jean-Antoine Carrel l’aurait lâché en catimini durant la nuit précédente pour entreprendre l’expédition avec le Club Alpin Italien, afin de faire rejaillir la gloire de l’exploit sur le tout jeune royaume de la péninsule. La première conquête du Cervin a donc des augures sombres comme les roches qui portent la montagne: bâtie sur un enchaînement de hasards, elle prend racine dans une trahison, selon le récit qu’en fera plus tard Edward Whymper. Aujourd’hui encore, son journal publié sous forme de livre dès 1871 («Scrambles amongst the Alps», «Escalades dans les Alpes» dans sa version française) reste la principale source permettant de reconstituer le déroulement de l’ascension. Un témoignage précieux, mais à manipuler avec des pincettes: il ne s’agit que d’une version de l’histoire, rapidement devenue la variante dominante.
A peine les deux dîneurs du Monte Rosa ont-ils fini leur repas que deux autres hommes pénètrent dans la salle à manger. L’un est un religieux anglican doublé d'un alpiniste chevronné, le révérend Charles Hudson. Les sujets de Sa Majesté sont partout dans les Alpes en cette ère victorienne exaltant la domination de la nature, le progrès industriel et la réussite individuelle. Le chapelain est accompagné d’un certain Douglas Hadow, un Londonien de 19 ans qui vit sa première saison d’alpinisme. La salle bruisse de questions, et les dîneurs commencent à échanger avec les nouveaux venus. Par hasard, ces derniers ont le même dessein que leurs compatriotes: partir à l’assaut du Cervin le lendemain.
Après conciliabule, Edward Whymper et Lord Francis Douglas proposent à Charles Hudson et Douglas Hadow de partir avec eux. «Nous tombâmes d’accord qu’il serait vraiment fâcheux de voir deux expéditions indépendantes tenter en même temps la même ascension», racontera Edward Whymper dans ses carnets. Douglas Hadow a peu d’expérience, il est maladroit et son matériel n’est pas adéquat. Mais peu importe: le destin des quatre Britanniques est scellé.
Pas question toutefois de partir seuls. Les riches touristes ont déjà pris langue, chacun de leur côté, avec deux montagnards: Michel Croz, un paysan originaire de Chamonix à la force prodigieuse, et Peter Taugwalder, un enfant de Zermatt qui a déjà escaladé plus de 80 fois le Mont Rose, toit de la Suisse. Contrairement aux autres guides de la région, où le Cervin était considéré comme l’antre d’esprits maléfiques, Peter Taugwalder pense qu’il est possible de gravir la corne, et d’en redescendre. Pour preuve; il emmènera son fils âgé de 22 ans, Peter Taugwalder Junior, dans l’expédition.
«Hélas ! Quel récit différent j’aurais eu à faire si un seul des anneaux de cette chaîne fatale de circonstances imprévues se fût rompu!», écrira Edward Whymper en clôture du chapitre de son livre qui relate la veille de l’ascension.
Avant de conter l’escalade, il faut s’arrêter quelques instants sur le décor, ces pics grandioses qui rendent fous les sujets de Sa Majesté. A l’époque, l’Himalaya est encore au bout du monde, et ce sont les Alpes qui font office d’horizon. Durant «l’âge d’or» de l’alpinisme, qui court de 1854 à 1865, pas moins de sept montagnes mythiques sont conquises, du Wetterhorn au Matterhorn, en passant par le Grand Combin, second plus haut faîte de Suisse romande.
L’âge d’or de l’alpinisme (1854–1865) Âge d’or: Période marquant les 11 ans entre l'ascension du Wetterhorn (1854) et celle du Cervin (1865).Les acteurs de ces exploits sont Anglais, mais aussi Italiens ou Français. La terre étant déjà sous contrôle, il faut désormais sonder les profondeurs ou s’élever vers le ciel pour démontrer sa puissance et poursuivre l’inventaire du monde. Lieu d’exploration scientifique, de confrontation à l’inconnu et de dépassement de soi, la montagne de l’époque exalte aussi des valeurs virilistes et impérialistes.
Alors que la plus ancienne compagnie de guides de haute montagne a vu le jour à Chamonix en 1821, la fonction se professionnalisera petit à petit à travers des structures similaires créées à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Les cantons commenceront à délivrer des certificats attestant de la qualité des guides. «Les alpinistes avaient besoin de savoir qu’ils avaient affaire à un guide sérieux capable de les emmener sur le sommet qu’ils désiraient, avec tous les risques que cela comportait», résume Laurent Tissot, historien du tourisme.
Le fossé culturel entre les deux mondes est énorme. Les vallées valaisannes de l’époque, où l’on vivait de l’exploitation des bêtes et de la paysannerie, sont appréhendées comme des terres exotiques, où la population doit être éduquée. «L’alpinisme a représenté un formidable moyen de socialisation pour les populations locales, parce que les guides ont commencé à apprendre l’anglais, tout en se confrontant à une autre culture. Et c’était réciproque, même si les Anglais n’apprenaient pas le Haut-Valaisan.»
D’après Laurent Tissot, l’alpinisme a donc permis l’ouverture au monde de ces vallées valaisannes, qui vivent aujourd’hui grandement du tourisme. «Des guides sont partis au Canada, en Colombie-Britannique ou dans les Andes avec leurs clients, parce qu’ils maîtrisaient la technique et avaient également des connaissances linguistiques», précise le spécialiste.
Les alpinistes de l’époque étant issus de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie, des autochtones leur servaient de guides et de porteurs, comme aujourd’hui les sherpas dans l’Himalaya. Car il fallait bien acheminer les tentes, le matériel, le ravitaillement nécessaires aux héros des cimes, et leur montrer le chemin.
Ces indigènes ont un regard sur «leurs» montagnes différent de celui des riches étrangers. Attirés par les revenus que les alpinistes leur promettaient, ils n’étaient pas dans une logique de conquête. Du reste, et c’est un comble, «le Cervin avait peut-être déjà été vaincu avant l’arrivée des premiers touristes, par des locaux qui recherchaient des cristaux, du granit ou qui chassaient le chamois. Une fois qu'ils étaient en haut, ils redescendaient. Pour eux, cela n’avait rien de spectaculaire», avance Laurent Tissot, historien du tourisme.
160 ans après ces premiers grimpeurs accompagnés de leurs guides, le Matterhorn reste l’un des sommets les plus convoités, même s’il n’est plus à conquérir. Chaque année, 2500 à 3000 personnes entreprennent son ascension. A Zermatt, dans un musée entièrement consacré à la mythique montagne, celles et ceux qui tentent l’aventure peuvent commencer par se plonger dans le drame originel, qu’illustre une célèbre gravure de Gustave Doré.
Dans une vitrine du Musée du Cervin, une chaussure élimée attire l’oeil des visiteurs en cette année 2025. Difficile de croire que ce soulier de cuir a gravi la montagne il y a 160 ans, et pourtant. Fabriqué selon le modèle anglais de l’époque, ce soulier «de ville» appartenait à Douglas Hadow, le plus inexpérimenté des participants à l’expédition de 1865.
La godasse est à l’image du matériel de l’époque: rudimentaire. Les cordes, fabriquées en chanvre, sont réputées robustes. Mais elles sont lourdes et peu fiables en cas de chute.
Il est 5h30, le 13 juillet, lorsque la petite troupe composée de huit personnes quitte Zermatt sous un ciel superbe et sans nuages, selon le récit d’Edward Whymper. Pour plus de sécurité, chacun des touristes a «son» guide attitré. Edward Whymper est accompagné par le plus jeune des fils Taugwalder, Peter Junior. Présent au début de l’expédition, son frère aîné redescendra le deuxième jour.
Les premières heures sont légères, presque euphoriques à en croire le récit de l’Anglais. Le vin qui remplit les gourdes donne-t-il des ailes aux grimpeurs? Ces derniers gravissent presque en courant les pentes qui, de loin, semblaient inaccessibles. La petite équipe passe la nuit dans la montagne. Tout s’annonce pour le mieux.
L’ascension reprend dès qu’il fait assez clair pour marcher. Après un passage délicat, qui nécessite de contourner un gros rocher et de faire passer les alpinistes plus expérimentés en tête, l’équipe gagne le sommet en début d’après-midi. Le Cervin est conquis. Encore faut-il redescendre.
Après avoir passé «une heure remplie de vie glorieuse» au sommet, avec vue sur les cimes étincelantes, les sept alpinistes rebroussent chemin. Mais Douglas Hadow, qui a gravi le Mont Blanc quelques jours plus tôt, montre des signes de fatigue, amplifiée par sa maladresse. A quelque 250 mètres en contrebas de la cime, le jeune homme glisse brutalement dans ses chaussures, entraînant son guide dans sa chute. La troupe étant encordée, le révérend Charles Hudson, puis Lord Francis Douglas les rejoignent dans l’abîme. Alors qu’Edward Whymper et les Taugwalder se sont arrimés à un rocher, la corde cède.
Bilan: quatre morts, trois survivants et un traumatisme sur plusieurs générations. Edward Whymper, qui n’entreprendra plus d’ascension à partir de cet accident, se sentira quant à lui «condamné à voir sa joie se changer en désespoir, ses éclats de rire devenir des cris de douleur», peut-on lire dans ses mémoires «Scrambles amongst the Alps».
Selon ces mêmes carnets, quelques minutes après la chute, le fondateur de l’hôtel Monte Rosa de Zermatt, Alexander Seiler, voit arriver un jeune garçon du village qui court à sa rencontre. D’après l’enfant, une avalanche vient de tomber depuis le Cervin sur le glacier. Le propriétaire de l’établissement n’aura le fin mot de l’histoire qu’au matin, avec le retour des survivants. Il fondra en larmes à l’évocation du drame, avant de courir alerter le village.
La nouvelle de l’accident se répand rapidement, jusqu’à faire les gros titres de la presse. Le «Journal de Genève» dégaine le 18 juillet, en reproduisant une lettre qu’il a reçue au sujet de l’évènement. Le média regrette de devoir faire le récit d’une «nouvelle et déplorable catastrophe», juste après avoir conté l’ascension victorieuse. La «Gazette du Valais» embraie deux jours plus tard, soulignant que l’on «peut facilement se figurer la douloureuse impression que ce terrible accident a produite dans la vallée, surtout à Zermatt où, dit-on, on se disposait à faire une ovation aux intrépides voyageurs».
L’ambassade anglaise à Berne ayant été avertie par le gouvernement valaisan, les journaux britanniques reprennent l’information, qui provoque stupeur et indignation. Après avoir appris la mort de Lord Douglas, dont elle était proche, la reine Victoria songe à interdire l’alpinisme, avant de se raviser.
Selon le Club Alpin Suisse, la presse à scandale s’est également emparée de l’histoire à l’époque, insinuant que la corde aurait été sectionnée par Peter Taugwalder ou par Edward Whymper, pour sauver leur peau.
Le 8 août, le «Times» publie une lettre où Edward Whymper livre sa version de l’accident. Sans charger directement les Taugwalder père et fils, il affirme que la corde qui s’est rompue était la plus faible, destinée à n’être utilisée qu’en cas de secours, et non pas la corde principale, qui maintenait le reste de l’équipe. Tout en soulignant que la chute a bien été déclenchée par un faux pas, l’Anglais relève que l’accident aurait pu être évité si la corde qui s’était rompue avait été aussi forte et tendue que celle qui les retenait, les Taugwalder et lui.
Dans son récit qui sera publié en 1871, Edward Whymper décrira en outre ses anciens guides comme des êtres cupides, émotifs et paralysés par la terreur durant les heures qui suivirent l’accident. Par contraste, l’auteur se mettra en avant comme un modèle de sang-froid.
Il n’en fallait pas plus pour ébranler durablement l’honneur des Taugwalder, cette famille modeste qui, plus d’un siècle avant les réseaux sociaux, n’avait pas la capacité de partager sa version des faits avec le reste du monde. «Mon ancêtre, Peter Taugwalder, a été brisé par cette catastrophe», raconte aujourd’hui David Taugwalder, descendant direct des deux guides, qui travaille comme responsable communication pour la commune de Zermatt.
Peter junior Taugwalder, qui a participé à l’ascension, a mis par écrit ses souvenirs au début du XXe siècle. Mais la version d’Edward Whymper, qui domine encore aujourd’hui, avait déjà eu le temps de s’imprimer dans les esprits.
Rien de concret, pourtant, n’a jamais chargé le père Taugwalder, qui jouissait jusque-là d’une excellente réputation. L’enquête pénale ordonnée immédiatement après le drame par le Conseil d’Etat valaisan conclut que l’accident avait bien été causé par la glissade de Douglas Hadow dans ses chaussures de ville, et personne ne fut inculpé.
Beaucoup plus récemment, en 2005, un fabricant d’équipement de montagne helvète a reproduit la corde et estimé, après un test de résistance, qu’elle n’aurait pas supporté plus de 150 kilos. Avec quatre personnes dans le vide, elle ne pouvait donc que rompre.
En 2015, une enquête historique menée par la télévision publique alémanique SRF a même postulé qu’Edward Whymper aurait coupé la corde la plus épaisse lors de l’ascension, pour être le premier à atteindre le sommet. Ceci expliquerait pourquoi la corde de secours, moins solide, a été utilisée lors de la descente.
Aujourd’hui encore, les descendants de Peter Taugwalder et de nombreux autres habitants de la région tentent de transmettre une variante de l’histoire où les héros ne sont pas forcément ceux que l’on pensait. Une pièce de théâtre racontant l’ascension sera à nouveau jouée cet été à 2500 mètres d’altitude, juste sous le Cervin, avec une nouvelle mise en scène.
Il faut vingt ans pour construire une réputation, cinq minutes pour la ruiner, disait Warren Buffet. Et plus d’un siècle pour la reconstruire, pourrions-nous ajouter.
C’est un événement qui, depuis, a été éclipsé par d’autres exploits. A l’été 2023, le youtubeur Inès Benazzouz, alias Inoxtag, a gravi le Cervin dans la foulée du Mont-Blanc, une année avant de s’attaquer à l’Everest. 158 ans après la première conquête du Matterhorn, l’ascension du jeune homme, alors âgé de 24 ans, incarne ce que l’alpinisme est devenu aujourd’hui: de discipline élitiste, il s’est transformé en un sport quasi populaire.
Avantage de l’époque: contrairement aux carnets d’Edward Whymper, pas besoin d’attendre la publication d’hypothétiques mémoires pour accéder à l’histoire. Grâce à l’instantanéité de Youtube, on sait que le vidéaste s’est lancé un défi, celui de gravir l’Everest, après une année de préparation. C’est ainsi que le jeune homme a commencé à s’entraîner, avec l’aide de professionnels de l’alpinisme parmi lesquels Mathis Dumas, son guide qui l’accompagnera jusque sur le Toit du monde.
La vidéo qui relate l’ascension du Mont Blanc, puis du Cervin par Inoxtag se trouve facilement en ligne. Après avoir atteint le premier sommet puis être redescendu en parapente, le youtubeur explique qu’il va s’attaquer à «une vraie montagne d’alpiniste». Sur fond de musique dramatique, les dangers du Matterhorn sont soulignés par le conteur, avec référence à l’histoire.
Tout, dans le film, est basé sur l’exploit personnel, le dépassement de soi, et les risques encourus par l’alpiniste en herbe, qui n’a commencé à s’entraîner que trois mois auparavant. «Y’a un mec qui est mort ici, sa mère!», s’exclame le jeune homme devant une plaque commémorative arrimée à un rocher, avant de préciser: «C’est le plus dur truc que j’ai fait de ma life.»
Mortalité parmi l’élite de l’alpinisme franco-britannique Source: Les sommets de l'excellence par Delphine MoraldoArrivé en haut, c’est l’euphorie: «Oh la dinguerie!», suivie de réflexions philosophiques: «Ce qui me fascine dans l’alpinisme, c’est que la souffrance que tu endures pendant l’ascension décuple le bonheur que tu ressens au sommet», confie Inoxtag à ses fans. Et puis aussi ceci: «Pendant les deux ascensions, j’ai compris une chose: tu dois pas escalader une montagne pour que tout le monde te voie, tu dois l’escalader pour voir le monde.»
De fait, la vidéo où Inoxtag filme son ascension du Mont Blanc et du Cervin a été regardée 10 millions de fois sur Youtube. Joli score, mais qui n’est rien encore par rapport aux 44 millions de vues de son film Kaizen, le documentaire retraçant l’épopée du youtubeur jusqu’au sommet de l’Everest en 2024.
Abondamment regardé et commenté, cet exploit a également suscité des critiques. Certains lui ont reproché son manque de reconnaissance pour les sherpas qui risquent leur vie, à l’image des guides du XIXe siècle dans les Alpes. En réalité, le jeune homme a beaucoup mis en avant les personnes qui l’accompagnaient, notamment Manish, son guide népalais.
Des voix se sont élevées également pour condamner l’impact environnemental de ce type d’exploit, soit la présence délétère des alpinistes sur la montagne ainsi que la pollution des voyages en avion jusque dans la région. D’aucuns ont souligné en outre que l’exemple d’Inoxtag risquait de pousser de plus en plus de touristes inexpérimentés vers les sommets, avec de potentielles conséquences funestes. En bref, les détracteurs du youtubeur ont dénoncé une «marchandisation» de la montagne incarnant le narcissisme d’une star des réseaux.
Que reste-t-il de l’héritage d’Edward Whymper dans la figure du youtubeur qui se lance à l’assaut des sommets au XXIe siècle? Pour le sociologue de l’Université de Lausanne Philippe Vonnard, on est passé «de l’exploration de l’environnement à l’exploration de soi»: «Avec Inoxtag, ce n’est pas l'Everest qu'on veut montrer, c’est une personne qui ne connait pas la montagne et qui va sur l'Everest.»
A 160 ans d’écart, ces deux figures de leur époque ont tout de même un point commun: leur goût pour le récit, de soi comme de l’aventure. «Publiciser son action, cela existait déjà au XIXe siècle», relève Philippe Vonnard. «Edward Whymper dessinait, créait des gravures et il a raconté par écrit ses escalades dans les Alpes. En ce sens, Inoxtag ne fait que poursuivre ce qui a été initié par les alpinistes du XIXe siècle.»
Le 24 mai 2025, les corps de cinq skieurs ont été retrouvés dans le massif du Rimpfischhorn, entre Saas-Fee et Zermatt. Les randonneurs, qui avaient quitté une cabane très tôt le matin, ont probablement été victimes d’une avalanche.
Une année auparavant, en mars 2024, six personnes perdaient la vie lors d’une randonnée à ski entre Zermatt et Arolla. Le groupe était pourtant expérimenté et entraîné. En raison des mauvaises conditions météorologiques, il n’a pas été possible de les sauver à temps. Les randonneurs ont été retrouvés dans la région de Tête-Blanche, sans doute morts de froid.
Malgré les progrès en matière d’équipement, les GPS, les équipes de secours et les Super Puma, la montagne tue, encore. «Parfois, on doit s’incliner devant la nature», soufflait le commandant de la police valaisanne Christian Varone face à la presse après le drame de 2024.
Tant qu’elles existeront, nul doute que les cimes continueront à exercer leur magnétisme sur de nouveaux randonneurs et de nouveaux grimpeurs. Avant de partir, ces nouveaux conquérants des hauteurs pourront toujours laisser résonner en eux les mots d’Edward Whymper:
«En me rappelant toutes ces impressions, je dis à mes lecteurs: Grimpez, si vous le voulez, mais souvenez-vous que le courage et la force ne sont rien sans la prudence, et qu’un moment de négligence peut détruire le bonheur de toute une vie. Ne faites rien précipitamment, surveillez bien chacun de vos pas, et, en commençant une expédition, songez à ce que peut en être la fin!»
Ecriture
Camille Krafft
Enquête et documentation
AJM - Volée 16 : Sabrina Anthonipillai, Mathieu Baudoin, Nina Devaux, Mehdi El Ansari, Fanette Fabrizio, Thomas Freiburghaus, Alik Garibian, Coline Grasset, Oriane Le Meur, Guillaume Massonnet, Téo Nania et Cléa Robert
Suivi pédagogique AJM
Charles-Henry Groult et Nathalie Pignard-Cheynel
Réalisation et montage son et vidéo (AJM)
Alik Garibian, Cléa Robert, Coline Grasset, Fanette Fabrizio, Guillaume Massonnet, Mathieu Baudoin, Mehdi El Ansari, Nina Devaux, Oriane Le Meur et Sabrina Anthonipillai
Réalisation et montage vidéo (Blick)
Adam Malard
Voix de Carrel
Emmanuel Jeannin
Animation 3D de l’ascension
Adrien Vande Casteele
Développement
César Greppin
Production
Blick Suisse romande et Académie du journalisme et des médias (AJM)