Url copiée !

Suisse - UE: tout comprendre sur les 5 points qui vont mettre nos nerfs à vif

C’est reparti! Après un long hiver, la Suisse et l’UE se parlent à nouveau. Mais le dégel pourrait s’avérer compliqué. Tous les familiers de ce dossier vous le diront, rien n'est plus difficile que d'aligner les vues de Berne et de Bruxelles. La réalité des faits est pourtant implacable. La Confédération et l'UE ont besoin l'une de l'autre. Malgré les tabous et malgré leurs désaccords. Portrait d'un couple colérique et décryptage des points qui fâchent.

Portrait de Richard Werly
Par Richard Werly Journaliste Blick

Autant l’avouer tout de suite: décrypter les relations entre la Suisse et l'Union européenne est une mission assurée de vous donner le tournis. Imaginez plutôt: plus de 30 ans séparent la victoire du «non» au référendum sur l'Espace économique européen (EEE) du 6 décembre 1992 de l'annonce par le Conseil fédéral d'une reprise des négociations avec Bruxelles en novembre 2023. Et entre-temps, que s'est-il passé?

La réponse est indiscutable: la Suisse et l'UE se sont rapprochées au point d'être aujourd'hui de solides partenaires. Alors, faut-il s'en tenir aux colères helvétiques instrumentalisées par l'UDC à chaque votation sur la thématique? Ou bien regarder le verre à moitié plein qu’offre une Suisse résolue à demeurer un pays tiers de l'Union, mais solidement arrimée à l'indispensable marché intérieur européen?

Alors qu’une nouvelle phase des relations entre l'UE et la Suisse vient de s’ouvrir, voici les 5 dossiers qui vont assurément mettre les nerfs à vif. Et les peurs qui seront agitées.

Chapitre 1

La souveraineté

«Dans une grande Europe, l’âme de la Suisse est vouée à se dissoudre!»

La Suisse va-t-elle disparaître? C’est le refrain de l’UDC qui marche le mieux au hit-parade des phobies politiques helvétiques. Un mot résume cette peur, sans cesse agitée par Christoph Blocher et les siens depuis 1992, l'année qui marqua l'irruption du tribun zurichois au premier plan de la vie nationale: notre souveraineté ne survivra pas à un rapprochement de la Confédération avec l’Union européenne.

Ah bon? Soyons sérieux: la Suisse fait partie de l’espace Schengen de libre circulation des personnes depuis le 12 décembre 2008. Son adhésion, rappelons-le, a été approuvée le 5 juin 2005 par référendum, grâce à une nette victoire du «oui» (54,6%). Bis repetita le 15 mai 2022, lorsque 71,5% des électeurs helvétiques ont accepté d’augmenter les moyens financiers de l’agence Frontex, chargée du contrôle des frontières extérieures des pays membres de Schengen.

« Le peuple suisse clairvoyant a toujours écarté les rêveries d’une Europe sans frontière en votant pour l’UDC. » – Christophe Blocher, Zurich, Janvier 2016

La Suisse a-t-elle pour autant disparu? Bien sûr que non. A-t-elle pour autant perdu sa capacité de dire «non» aux directives européennes? Ses frontières se sont-elles volatilisées? La réponse, là aussi, est non.

Cette disparition de l’exception helvétique demeure pourtant, de très loin, la thématique la plus porteuse de l’UDC et des détracteurs de l’Union européenne. Logique. Car qui dit Suisse, aujourd’hui, dit prospérité, neutralité, démocratie directe, et surtout capacité à filtrer ou adapter la législation mise en place par Bruxelles, dont nous nous inspirons en réalité très souvent. Bref, c'est l'Europe à la carte. La souveraineté, c'est prendre ce qui rapporte… et laisser le reste.

Photo du consommateur
Souveraineté = Prospérité: le mot d'ordre de l'UDC n'a pas changé depuis trente ans. Christoph Blocher l'a promis: la souveraineté Suisse sera le refrain de sa vie

Le débat sur cette fichue souveraineté est aussi miné par un mélange des genres, dont les nationalistes raffolent. La Suisse, depuis le référendum du 6 décembre 1992 sur l’EEE, a rejeté toute intégration dans un ensemble communautaire. Elle n’est pas, comme la Norvège, le Liechtenstein ou l’Islande, liée à l’UE par un carcan institutionnel. C’est d’ailleurs pour éviter cela que le Conseil fédéral a rejeté le projet d’accord-cadre avec Bruxelles, le 21 mai 2021. Trop contraignant. Trop proche d’une simili adhésion à cet ensemble composé de 27 États membres aussi divers que l’Allemagne et Chypre. Alors basta!

6 décembre 1992: une Suisse coupée en deux. Moyenne suisse: 49.7% de oui Photo du consommateur
Données: Chancellerie fédérale/OFS

Problème: l’isolement a toujours un prix. Économique. Politique. Diplomatique. C’est ce prix que le Conseil fédéral a décidé de négocier en rouvrant des négociations avec l’Union. La formule choisie, sans surprise, est celle qui a marché dans le passé: des accords bilatéraux sectoriels, qui forgent un partenariat thématique et avant tout économique. Reste la question qui fait tant couler d’encre: un pays de neuf millions d’habitants, placé au centre géographique d’une Union de 450 millions de citoyens, peut-il demeurer une exception?

En décidant le 28 février 2022 — soit quatre jours après l'invasion de l'Ukraine par la Russie — d'appliquer les sanctions contre Moscou décidées par l'Union européenne, le Conseil fédéral a donné un élément de réponse.

Chapitre 2

L'immigration

«La libre-circulation, c’est le tsunami migratoire assuré!»

Vous aimez les paradoxes? Alors examinons celui-ci. Voici un pays, la Suisse, où les étrangers représentent officiellement 26% de la population totale, soit plus que les États-Unis ou la France. Or, dans ce pays, 29,9% — tiens, un chiffre similaire — des personnes interrogées par l’institut Ipsos pour «Le Temps» avant les législatives du 22 octobre 2023 estimaient que la question migratoire est l’une de celles qui «ont le plus d’impact sur leur vote».

Ajoutons un chiffre tiré de la même enquête d’opinion, et le malaise est patent: 41% des Suisses, selon ce sondage, jugent la situation migratoire très préoccupante. 54% refusent par ailleurs la solution de faire venir des migrants pour pallier les pénuries d’emploi.

La Suisse parmi les pays européens dont le pourcentage d'étrangers est le plus élevé
  • 1 LUX 0%
  • 2 SUI 0%
  • 3 MAL 0%
  • 4 CHY 0%
  • 5 AUT 0%
  • 6 EST 0%
  • 7 LET 0%
  • 8 IRE 0%
  • 9 BEL 0%
  • 10 ALL 0%
Données: Insee.fr

Le rapprochement entre Berne et Bruxelles a-t-il aggravé les choses? La réponse est ambivalente. Et elle doit impérativement tenir compte de la position géographique du pays qui, faute d’ouverture maritime, n’est pas une destination de premier accueil.

« Le marché intérieur de l'Union européenne est un tout et la Suisse ne peut pas y choisir ce qui lui plaît » – Viviane Reding, Vice présidente Luxembourgeoise de la Commission européenne, 19 janvier 2014

Le solde net migratoire a augmenté dans la Confédération de 77'760 personnes en 2021, contre 2,7 millions de personnes en Allemagne. Le tremblement de terre a eu lieu le 9 février 2014, lorsque 50,34% des votants disent «oui» à l'instauration de contingents pour limiter l'immigration de masse, comme le préconise l'UDC.

Pourtant, une majorité de Suisses fait confiance au dispositif Schengen pour contrôler les flux de personnes au sein de cet espace de libre circulation. La preuve? Les électeurs ont rejeté en 2020 l’initiative soutenue par l’UDC visant à réduire l’immigration des ressortissants de l’Union européenne. Ils n’ont pas validé la thèse des flux incontrôlés et démesurés. Puis, ils ont plébiscité la proposition d’augmenter les moyens financiers de l’agence Frontex en mai 2022.

Espace Schengen: 420 millions d'Européens concernés La manière dont sébastien ingère sa drogue
Source: Union Européenne

Pays membre de l’espace Schengen, la Suisse n'est pas membre de l'Union européenne. Elle n'a donc pas à respecter la charte des droits fondamentaux de l’UE. Elle est en revanche concernée par le règlement de Dublin, par les directives communautaires sur l’asile, et par le pacte sur la migration et l’asile enfin adopté au niveau des 27 le 20 décembre 2023, malgré le désaccord exprimé par la Pologne et la Hongrie. Son cadre juridique est défini par la loi sur l’asile, la loi fédérale sur les étrangers et la loi fédérale sur la procédure administrative. La Confédération participe en revanche à l'élaboration du droit européen sur les migrations.

Chapitre 3

La justice

«Nos lois ne seront plus décidées en Suisse, mais à Bruxelles par des juges étrangers!»

Prêts pour entrer dans le dédale juridique entre la Confédération et l’Union européenne? Attention, rien n’est plus ardu que ce labyrinthe légal, dont les détracteurs de l’UE font leur miel sur le thème des «juges étrangers». Comme si Bruxelles souhaitait annexer Berne et mettre au pas tous les magistrats du pays, des juridictions cantonales au Tribunal Fédéral.

Les cahiers de sébastien, sous l'emprise de la drogue
À Luxembourg, la Cour de Justice de l'Union européenne dit le droit communautaire pour les 27 États-membres. - Shutterstock
Les cahiers de sébastien, sous l'emprise de la drogue
Le Tribunal Fédéral est, à Lausanne, l'autorité judiciaire suprême de la Confédération suisse. – Shutterstock

On vous la fait courte et claire: l’Union a toujours souhaité que la Suisse reprenne automatiquement l’évolution de son droit lorsqu’il est pertinent pour les accords bilatéraux. Raison logique: ces accords, destinés à faciliter les échanges et la coopération entre la Suisse et l’UE, doivent suivre la jurisprudence communautaire pour éviter de se retrouver «hors la loi», avec des normes trop différentes de celles en vigueur au sein des 27. Tel est le prix de l’accès, pour les produits helvétiques, au grand marché communautaire de 450 millions de consommateurs. Mieux: la Suisse le fait d’ailleurs en général sans qu’on lui demande!

Les cahiers de sébastien, sous l'emprise de la drogue
Le premier ministre national-populiste Hongrois Viktor Orban s'en prend lui aussi régulièrement à la cour de justice de l'UE (CJUE) et aux juges étrangers. Dans une affaire trés symbolique, son pays a été condamné par la CJUE en octobre 2020, pour avoir enfreint la liberté académique avec sa loi de 2017 sur l'implantation des universités étrangères, dont celle financée par le milliardaire d'origine hongroise George Soros. – Illustration par thedailybeast.com

Reste une évidente réalité. La Confédération, pays non-membre de l’UE, voit sa marge de manœuvre juridique limitée en tant que partenaire de l’Union. C’est d’ailleurs comme cela que ça se passe avec la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein au sein de l’EEE auquel les Suisses ont refusé d’adhérer lors du référendum du 6 décembre 1992.

La question des juges étrangers n’est donc pas dénuée de sens. Mais ceux-ci, s’ils peuvent interférer dans le processus légal helvétique, n’auront jamais le dernier mot. Bruxelles peut choisir, en cas de désaccord, d’activer la clause de «règlement des différends» et saisir un tribunal artbitral qui sera constitué. Si l'avis de celui-ci n'est pas accepté par les deux parties, la Cour de justice de l'Union européenne sera saisie. Son avis sera contraignant pour les seuls États membres de l'UE.

Chapitre 4

Les salaires

«Demain, nous serons tous payés comme des Polonais… ou des Roumains!»

Pas besoin de vous faire un dessin. Avec la phobie de l’immigration et la prétendue disparition des frontières, la concurrence salariale «déloyale» des 27 États membres de l’Union européenne est le sujet qui fâche le plus chez nous. Logique: en 2022, les pays qui versaient les salaires annuels médians les plus élevés sur le Vieux Continent étaient la Suisse et l’Islande (au-dessus de 80'000 euros), le Luxembourg (79’903 euros) et la Norvège (74’506 euros).

Eurostat est l'Office Européen de statistiques situé dans le quartier Kirchberg de la ville de Luxembourg, au Luxembourg. – Photo par Carlos Goulão

Les chiffres fournis par Eurostat, l’agence statistique européenne, sur le portrait salarial de l’Europe a de quoi inquiéter de ce côté-ci des Alpes. À l'opposé du spectre, un employé qualifié bulgare gagnait en 2022, selon cette étude, 12’923 euros par an. La Bulgarie comme la Roumanie bénificient depuis le 31 mars 2024 de la libre circulation aérienne dans l'espace Schengen. Les travailleurs de ces deux pays peuvent donc encore plus facilement se déplacer. L'urgence des «mesures d’accompagnement» exigées par les syndicats helvétiques pour empêcher un «dumping social» est, dès lors, difficilement contestable.

Le revenu minimum genevois parmi les SMIC les plus élevés en Europe (2023)
  • 1 SUI (ge) 0
  • 2 LUX 0
  • 3 ALL 0
  • 4 BEL 0
  • 5 NED 0
  • 6 IRE 0
  • 7 FRA 0
  • 8 SLO 0
  • 9 ESP 0
  • 10 CHY 0
Données: Insee.fr

Vous craignez pour vos revenus et la concurrence de ces travailleurs européens moins bien payés? La France — dont 150’000 à 200’000 frontaliers travaillent en Suisse — est un assez bon exemple d'un marché du travail bousculé par l'afflux de main-d'œuvre est-européenne. De l’autre côté de la frontière, des pans entiers de l’économie ne fonctionnent désormais plus que grâce aux bas salaires des Européens de l’Est. C’est le cas pour des secteurs comme le bâtiment, le fret routier, la manutention ou les transports.

Les électeurs français, en 2005, avaient d’ailleurs sonné l’alarme. La peur (légitime) du «plombier polonais» avait fait des ravages dans les urnes, lors du référendum du 29 mai 2005 sur le projet de constitution européenne. La gauche, en particulier le parti socialiste alors dominant, s’était divisée. Résultat: 55% de «non» et 45% de «oui». La question salariale avait creusé la tombe du texte, finalement abandonné après son rejet, deux jours plus tard, par les électeurs néerlandais.

« Nous sommes en faveur d’un accord avec Bruxelles, s’il assure de meilleures conditions de travail en Suisse et si notre service public demeure garanti » – Pierre-Yves Maillard, Conseiller aux États (PS) dans Blick, 17 décembre 2023

Faut-il donc craindre une pression à la baisse sur les salaires en Suisse? Oui. Et c’est bien pour cela que les syndicats ne lâchent pas l’affaire. Le sujet de contentieux porte aujourd'hui sur les frais des employés détachés en Suisse par des sociétés établies dans des pays où les salaires sont bien plus bas. Le conseiller aux États vaudois Pierre-Yves Maillard affirmait récemment dans Blick qu’au final, rien qu’en raison de cette différence de calcul des frais, la différence entre un salarié suisse et européen pourrait atteindre 3000 francs mensuels. Ses arguments sont toutefois contestés par les pro-européens selon lesquels l'écart de frais ne portera le plus souvent que sur quelques centaines de francs par mois.

Logique donc, pour les syndicats, de continuer à réclamer des compensations. Ce dont il faut d’ailleurs se féliciter. Impossible en effet de construire une Europe plus intégrée et plus unie sur un moins-disant social chronique.

Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, récemment disparu, plaidait pour inscrire un chapitre sur l’emploi dans le traité européen. Il n’a pas été entendu. On peut déjà anticiper, sans risque de se tromper, que même en cas d’accord entre le Conseil fédéral et la Commission européenne dans les prochains mois, la question des salaires sera l’objet central, avec l’immigration, de la campagne référendaire qui suivra. Le discours national-populiste s'efforcera bien sûr de convaincre les travailleurs suisses qu'ils ont beaucoup à perdre dans les accords bilatéraux.

Chapitre 5

La démocratie

«Notre démocratie sera balayée, finies les votations, finis les référendums!»

Le Parlement européen peut-il vraiment être considéré comme l’expression démocratique des quelque 400 millions d’électeurs des pays membres de l’Union? Poser la question, c’est y répondre par la négative. Certes, ce Parlement de 720 eurodéputés élus pour cinq ans au suffrage universel (depuis 1979) a l’onction du suffrage universel direct. Mais ce scrutin n’a, dans les faits, presque rien d’européen.

Les listes sont nationales. Les plus petits pays (Luxembourg, Malte, Chypre…) sont assurés d’un minimum de six élus, soit un eurodéputé pour moins de 100’000 électeurs, alors que l’Allemagne et ses 83 millions d’habitants n’envoie à Strasbourg «que» 96 élus, le plus gros contingent de l’hémicycle. La Suisse, à titre d’exemple, disposerait comme l’Autriche d’une vingtaine de sièges si elle faisait partie de l’UE.

Les cahiers de sébastien, sous l'emprise de la drogue
Les cahiers de sébastien, sous l'emprise de la drogue
Le parlement européen à Strasbourg. – Shutterstock

Le plus grave, vu de Suisse, est surtout l’absence totale de démocratie directe. Il n’existe pas de mécanisme référendaire au niveau européen. La Confédération, où toutes les décisions politiques majeures sont sanctionnées par le peuple, perdrait donc au change si elle devait intégrer l’Union.

La mythologie politique joue aussi un rôle: comment ne pas voir dans l’Union européenne un échafaudage politique sans âme, dès lors que les électeurs ne sont convoqués qu’une fois tous les cinq ans, pour désigner un Parlement au sein duquel, ensuite, une coalition majoritaire (jusque-là composée des sociaux-démocrates et des conservateurs) fait la pluie et le beau temps face à une Commission dont les membres sont désignés par les gouvernements des États membres?

« Il faut arrêter de dire que le peuple a toujours raison » – Daniel Cohn-Bendit, député européen écologiste de 1994 à 2014

S’y ajoute le poids de la bureaucratie bruxelloise et ses dérives. Au point que le correspondant européen du quotidien français «Libération», Jean Quatremer, a signé en juillet 2023 un éditorial au vitriol intitulé «L’Union européenne, moins que jamais une démocratie». Son argument? «Peut-on avoir confiance dans les institutions européennes? En un mot, non, et c’est un fédéraliste convaincu, l’auteur de ces lignes, qui l’affirme. Faute de contrepouvoirs, d’organes de contrôle indépendant et surtout de société civile européenne, elles ont pu organiser leur irresponsabilité.» Dont acte.