La promesse n’est pas qu’urbaine. Elle est sociale, écologique, économique. Un triptyque pour sortir du tunnel cette métropole métissée de 110 000 habitants, rongée par tous les maux des banlieues. A Saint-Denis, une ville nouvelle est en train d’émerger sur les décombres de l’ancienne, sinistrée parce que abandonnée par ses anciens sites industriels et ses classes populaires. Une ville dopée par l’envie olympique qui s’empare peu à peu de ses quartiers.
Cette métropole en mutation est bien décidée, elle, à profiter du tremplin des JO. C’est ici, à l’ouest du quartier de la Plaine, non loin de la «cathédrale du rail», que se trouvera le village des athlètes, adossé à la Seine. C’est au Stade de France, vaisseau amiral de la fierté sportive tricolore depuis la Coupe du monde de football 1998 remportée par Zidane et les siens, que les épreuves reines d’athlétisme se dérouleront, sous le regard du monde entier.
C’est juste en face, dans le centre aquatique flambant neuf tout juste achevé, que les meilleurs nageurs de la planète éclabousseront les caméras de leurs performances. Saint-Denis n’aura pas, tant s’en faut, toutes les épreuves. La grande fête olympique, après le défilé fluvial inaugural de tous les dangers et de toutes les audaces, drainera des dizaines de milliers de spectateurs au Grand Palais (escrime), sur la place de la Concorde (skate et breakdance) ou au Trocadéro (natation en eau libre dans la Seine, l’épreuve que tout le monde attend). Reste une évidence géographique et humaine: c’est sur le territoire de Saint-Denis que l’on pourra le mieux mesurer le cœur battant de l’olympisme à l’heure française.
Il y a en fait trois Saint-Denis et donc trois populations, trois sortes de quartiers. Le Saint-Denis du centre-ville, multiculturel et surveillé par la basilique des rois et sa collection de gisants de toutes les dynasties: Mérovingiens, Capétiens et Bourbons. Le Saint-Denis des cités populaires, où la population immigrée domine, sans cesse remplacée par de nouveaux arrivants de moins en moins francophones et, souvent, de moins en moins désireux de s’intégrer. Avec son cortège de clandestins, proies faciles pour les exploiteurs et les réseaux criminels. S’y ajoute le troisième Saint-Denis qui commence à poindre, celui des bobos alléchés par les transformations urbaines du Grand Paris, accélérées par le calendrier des JO. C’est le Saint-Denis des jeunes parents dont le métier intellectuel rime avec télétravail, attirés là par les prix de l’immobilier: 5000 euros le mètre carré contre 10 000 au minimum pour Paris intra-muros.
De la fenêtre de son bureau, qui donne sur le parvis de l’Hôtel de Ville et sur l’énorme chantier qui doit la transformer en un espace piéton et arboré, le maire Mathieu Hanotin ne conteste pas ce résumé. Juste avant, son adjointe chargée de la sécurité, Gwenaëlle Badufle, nous a dressé sans fard le tableau d’une métropole où remettre de l’ordre est une absolue priorité de la municipalité socialiste-écologiste élue voici quatre ans.
On compte désormais 164 policiers municipaux en 2024, contre une quarantaine en 2020, 450 caméras de vidéosurveillance, contre moins d’une centaine. «On a la deuxième police municipale d’Ile-de-France après Paris, explique l’élue, avec une brigade cynophile et une section pour la recherche des personnes. Sans pacifier l’espace public, aucun développement n’est possible.»
Accolée à la mairie, la galerie commerciale du centre de Saint-Denis, tout en béton, genre art brut soviétique, demeure un nid connu de deals de stupéfiants, de trafics de cigarettes et de petite criminalité. L’entrée de la station de métro de la ligne 13, l’une des plus saturées de Paris, est une cohue permanente qui, vue de Suisse, a l’apparence d’un inquiétant chaos. On se croirait parfois dans une capitale du Maghreb ou d’Afrique. La saleté est une réalité. Des SDF dorment dans les recoins, avant de s’écrouler sur les bancs du petit jardin qui jouxte la basilique. Mais gare aux clichés: «Saint-Denis est en transformation, complète le maire, et les JO s’avèrent un formidable levier même si cette partie de la ville ne sera pas dans la «zone rouge.»
Le volontarisme de Saint-Denis est olympique. Comme pour toute épreuve des JO, le résultat de la compétition dans laquelle s’est engagée la municipalité pour faire sortir la ville de son ornière sociale et économique n’est évidemment pas garanti. Mais quelques médailles ornent déjà son tableau de chasse. La première, celle qui vaudra de l’or, concerne les transports urbains. Elle se voit au nombre de grues qui continue de barrer le paysage du côté du carrefour Pleyel, là où se trouvera dans quelques mois la gare du même nom, le futur premier nœud ferroviaire du nord de Paris.
Métro, RER, train, franchissement piéton au-dessus des voies… dominés par la silhouette imposante de la tour Pleyel, transformée en hôtel de luxe d’une vingtaine d’étages par la société américaine Wyndham, connue pour ses établissements à Las Vegas!
A quelques centaines de mètres, le village des athlètes donnera naissance, après la compétition, à un écoquartier à cheval sur la Seine. Tout est prêt. Le chantier a été livré à l’heure en février. L’accès public est encore interdit. Des grillages cernent les résidences du village où séjourneront les 14 000 sportifs.
Une ville est toujours un condensé d’histoire(s). Saint-Denis est une mémoire. Ou plutôt une addition des mémoires. La monarchie absolue française en avait fait son lieu de recueillement. Son musée, installé dans l’ancien couvent des carmélites dont les couloirs sont constellés de prières catholiques d’un autre âge, dit l’austérité et la piété qui régnèrent là pendant des siècles. Le communisme municipal, à partir du début du XXe siècle, l’a ensuite défiguré sur le plan architectural et encadré sur le plan social. Impossible, aussi, de ne pas se souvenir de l’aube tragique du 18 novembre 2015.
Ce matin-là, dans la froideur hivernale et dans la peur suscitée par les pires attentats que la France ait connus trois jours plus tôt, les unités d’élite de la police donnent l’assaut à un immeuble insalubre, rue du Corbillon. L’immeuble assiégé est toujours là: borgne, échafaudé, sorte de furoncle urbain. Au lendemain de l’assaut, le Saint-Denis des marchands de sommeil devient un épouvantail. Les musulmans de la ville sont quasi désignés à la vindicte nationale.
Mais une semaine passée à circuler et à dormir à Saint-Denis nous a convaincu de la révolution en cours. Ancien champion de kickboxing, Driss Khellafi trône, fier dans son tablier de cuisinier, devant son atelier-restaurant, spécialisé dans le fumage du saumon.
Un coursier en partance pour les cuisines d’un hôtel de luxe parisien proche des Champs-Elysées attend sa livraison. Le voisin de Driss est un caviste portugais, affairé à préparer l’apéritif d’un vernissage d’une artiste locale. Il plante les derniers clous pour accrocher les toiles et les dessins. L’ambiance est bon enfant. La foule bigarrée de l’avenue de la République reste oppressante et bruyante, mais l’absence de tensions rassure. «Ne parlez pas de Saint-Denis comme d’une ville de banlieue ordinaire. C’est un monde à part», confie le cuisinier, alors que la façade du Théâtre populaire Gérard Philipe, juste à côté, s’illumine à la tombée de la nuit. Cette ville, c’est la vie…»
A quoi ressemble la vie dans cette banlieue nord de Paris que les automobilistes ne font en général que traverser, d’abord dans le long souterrain de l’A1, puis sur les voies rapides de l’autoroute en direction de Lille ou de l’aéroport Charles de Gaulle? Elle se lit sur les visages de cette poignée de vétérans asiatiques, tous souriants, venus taper dans leurs balles de ping-pong quotidiennes à La Raquette, la salle dédiée au tennis de table du stade Auguste-Delaune, l’enceinte sportive municipale qui sera réquisitionnée par les Jeux comme terrain d’entraînement. Saint-Denis ne joue pas au ping-pong.
Saint-Denis défie, sur ces tables, le monde et l’immense Chine. Son équipe locale, emmenée par Prithika Pavade, 19 ans, sérieux espoir français de médaille olympique, est l’une des meilleures d’Europe. D’ailleurs, si Prithika gagne, sa famille d’origine indienne a promis de faire trôner ici la médaille olympique!
Son président, Jean-Claude Mollet, nous fait slalomer entre les joueurs, jusqu’à un périmètre réservé aux écoles de la ville. Une vingtaine d’enfants tapent dans les petites balles rondes. Tous ont gardé un souvenir ému du 19 septembre 2023. Ce jour-là, Charles III d’Angleterre et son épouse Camilla ont pris la pose avec eux, après quelques échanges. Le Saint-Denis des rois et des reines rejoignait celui des cités, des barres d’immeubles, de cette population métissée qui conjugue l’avenir de toutes les couleurs.
On aimerait que Saint-Denis, comme l’a écrit récemment en une le magazine M du Monde, soit «le centre du monde». L’idée est belle. Le récit serait parfait. Mais il ne faut pas oublier les soutes de ce miracle en cours. La criminalité y est encore la plus élevée pour les villes de plus de 100 000 habitants. Le trafic de drogue y alimente des tueries dans ses cités, comme dans les villes voisine de Saint-Ouen ou de Sevran, émules de Marseille en banlieue parisienne. A la sortie du métro, les filles blanches disent ouvertement avoir peur de marcher seules.
Clara milite au Rassemblement national. Elle fait partie de cette «génération Bardella», du nom du jeune leader de ce parti âgé de 28 ans, tête de liste pour les élections européennes du 9 juin. «Ce qu’on vous montre de Saint-Denis, c’est la surface. Venez vivre dans mon immeuble! Le harcèlement est quotidien. Et qui nous harcèle? De jeunes Arabes ou Africains, souvent clandestins.»
Cette génération-là, la génération Bardella, composée de jeunes des quartiers populaires, souvent issus de l’immigration italienne, espagnole, asiatique ou portugaise, parle ouvertement de son désir de restaurer les valeurs «chrétiennes ou traditionnelles». Ils plaident pour l’ordre, la sécurité et un gouvernement qui n’oublie pas le peuple et ceux qui travaillent. Ils sont à des années-lumière du melting-pot que tente toujours d’incarner l’Université Paris-VIII, à la sortie de la ville. Car Saint-Denis est aussi fille de Mai 68.
C’est ici que s’est retrouvée l’université d’abord ouverte à Vincennes pour accueillir les «gauchistes» et les soixante-huitards. Les bâtiments de cette fac sont mal en point. L’herbe folle déborde des parterres. Et pourtant: «Vous n’imaginez pas la volonté de ces étudiants. Beaucoup veulent s’en sortir. Ils ont une niaque digne des athlètes. Arrêtons de les accabler. Notre permanence juridique tourne à plein et ancre notre université dans la solidarité. Saint-Denis n’est pas la fosse commune de la France d’hier. Elle est un trait d’union entre toutes les France d’aujourd’hui et de demain. C’est dur, oui. C’est compliqué, oui. Et alors? Concourir pour les JO, personne n’a dit que c’était simple!» conclut Pierre-Olivier Chaumet, ancien doyen de la Faculté de droit.
Production
Blick Suisse romande
Images
Cristophe Blanquart
Texte
Richard Werly
Développement
César Greppin