Certains usagers de substances nous le confieront dans la soirée, et ils n’ont pas complètement tort: de prime abord, on dirait un peu une salle d’attente d’hôpital cet endroit. Surtout lorsque le lieu est encore vide. Sur fond de murs blancs et bleu clair, dans les effluves de désinfectant, l’Espace de consommation sécurisé de la Riponne ouvre ses portes à 15h30, ce vendredi 21 juin. Cela fait moins d’un mois qu’il existe. Le but? Réduire les risques liés à la consommation de stupéfiants dans les rues lausannoises, en mettant à disposition un espace propre, clos, et du matériel (non, on ne fournit pas de drogues dans ce lieu).
L’Espace de consommation sécurisé de la Riponne, géré par la Fondation ABS, a ouvert le 27 mai 2024.
C’est un projet pilote lancé par la Ville de Lausanne, qui fait l’objet d’une évaluation sur un an, via Unisanté. Il est le pendant citadin du même lieu, qui existe depuis 2018 au Vallon, dans les hauts de Lausanne. Et il dénombre déjà entre 150 et 200 visites par ouverture (en comptant les gens qui viennent plusieurs fois).
À l’origine de cette initiative? Une volonté de la Ville d’apaiser cette fameuse place de la Riponne, connue pour son Palais de Rumine, ses bars, mais aussi pour ses badauds qui font la manche, visiblement enclins aux paradis artificiels.
Nous arrivons sur place une demi-heure avant l’ouverture des portes. Stéphane, employé de la structure, marmonne dans sa longue barbe blanche: «Je sens qu’ils vont être un peu surexcités, nos usagers, ce soir, entre l’animation juste devant le local, et la présence de la presse…» Dehors, devant l’entrée, la Fête de la musique — coïncidence du calendrier — bat son plein, et va donner un peu de fil à retordre aux cinq intervenants sociosanitaires qui sont de garde aujourd’hui, jusqu’à la fermeture, à 21h30.
Ce genre de service, c’est ce qu’on appelle le bas seuil, dans la lutte contre l’usage de stupéfiants. Autrement dit, une aide dite médicale et sociale de base, sans visée d'abstinence, sans dossier, et sans prise en charge individuelle. En bref, les travailleurs sociosanitaires sont là pour minimiser les risques liés à la consommation, «et, pour une fois, faire en sorte que ces personnes se sentent comme des êtres humains à part entière: ici, on est là pour les aider, on ne les juge pas, on ne leur fait pas la morale. Et ils le savent. Ils sont, en général, très respectueux. Ils nous considèrent un peu comme un lieu de refuge, de socialisation, aussi», me glisse un des employés, Fernando. La plupart de nos interlocuteurs, au fil de l’après-midi et de la soirée, confirmeront cela.
Nous avons passé près de sept heures dans la structure, en tentant de nous fondre dans la masse, collées aux murs (autant qu’une journaliste et une photographe le peuvent). De l’accueil aux salles de consommation, en passant par la rue, nous avons tout vu et entendu. Julie avec son appareil photo, moi avec mon dictaphone et mes oreilles. On vous fait visiter ce lieu très spécial, si vous ne craignez pas trop les aiguilles, et les histoires de vie qui font froid dans le dos (mais parfois chaud au cœur). Immersion.
Avant même l’ouverture des portes, on voit une petite foule s’amasser, sous l’abri du numéro 10 de la place de la Riponne. Le modus operandi? Lorsqu’un usager arrive, on prend son blase — les personnes qui consomment ici peuvent rester anonymes. Si c’est la première fois qu’il (ou elle) vient, on lui soumet un petit questionnaire: quel est son année et son mois de naissance? Sa nationalité, et son lieu de résidence actuel? Qu’est-ce qu’il vient consommer, et de quel «kit» il a besoin pour ce faire? «Mais, de manière générale, on les connaît déjà tous, ceux qui viennent ici. Ce sont souvent les mêmes qu’au Vallon, sauf qu’ils viennent plus souvent, désormais, grâce au fait que le lieu est central», précise Jeanne, la petite trentaine, infirmière de formation. Il est 15h30. Elle ouvre le guichet.
Les usagers doivent ensuite indiquer quelle drogue ils vont prendre. Jeanne précise: «La cocaïne — sous toutes ses formes, y compris ce qu’on appelle le crack — l’héroïne et les benzodiazépines sont les substances les plus fréquemment consommées, ici.» Et par quel biais, en général? «La plupart fument leur produit, je dirais. Puis, dans l’ordre, il y a l’injection, et le sniff.» Une fois inscrits, les individus reçoivent un numéro — comme à la pharmacie, ou à la Poste. Lorsque l’écran accroché au-dessus du guichet principal affiche leur tour, ils et elles ont accès à l’Espace de consommation le temps d’une demi-heure.
À quoi ça ressemble? La salle principale comprend une réception et une zone de repos. Il faut passer une porte, après le guichet, pour pénétrer dans l’Espace de consommation, qui comprend des cabines pour «la fume», comme on dit parfois là-bas. Dont deux privatives — pour les femmes seules ou les couples, en général. Puis, il y a un endroit prévu pour l’injection, et derrière ce dernier se trouve une grande table en métal pour le sniff. Le lieu offre 17 places de consommation au total. Trente minutes après l’ouverture à peine, le guichet d’accueil est pris d’assaut.
Annelore est parmi les premiers arrivants. Visiblement pressée, elle a la petite quarantaine, une étoile tatouée sous l’œil. Avec ses cheveux courts et ses yeux qui pétillent, Annelore accepte de discuter et d’être prise en photo d’entrée de jeu: «Vous savez, je crois que c’est la première fois depuis très longtemps que quelqu’un s’intéresse à moi…» Lorsqu’elle arrive dans l’Espace, elle nous laisse la suivre dans une salle d’inhalation, «tant que vous ne prenez pas en photo mon visage pendant que je consomme». Entendu.
Annelore a 42 ans et se considère comme une néophyte. Son sens de l’autocritique et sa lucidité quant à sa situation nous marquent particulièrement. On se dit, Julie et moi, que ça doit être encore plus dur, d’être dans un tel état de dépendance, quand on a assez de recul pour en avoir conscience. Annelore nous donnera raison. Elle fume du crack depuis un peu plus de deux ans, seulement, d’après ses dires.
«Moi, j’ai commencé la drogue dure avec l’héroïne, comme beaucoup de gens à l’époque, quand j’avais plus ou moins la vingtaine. C’était un peu la mode. Je suis serveur de profession: à certains moments de ma vie, j’ai travaillé en consommant en parallèle. À d’autres, j’ai réussi à arrêter de consommer tout court.
J’ai des enfants. Je suis italien d’origine, sicilien pour être précis. Vous savez, c’est marrant: lorsque je retourne en Sicile, en général, j’vais pour plusieurs semaines. Et, là-bas, j’arrive à ne pas consommer du tout, je vous promets! C’est peut-être le changement de cadre, et la famille, qui aident…»
Avant, elle ne prenait que des médicaments prescrits par le psychiatre — et ce, depuis son adolescence. Elle a toujours été à l’assurance invalidité, nous assure-t-elle. Dans le cheminement vers la dépendance de la quadragénaire, il y a d’abord eu l’alcool: «Je n’ai jamais aimé le goût, mais c’est pas cher: tu peux te bourrer la gueule avec une dizaine de francs, selon ce que tu bois.» Puis, à 40 ans, elle est «tombée», pour la première fois, dans une drogue illégale, et elle l’a fait vite et fort: le crack, direct, sans transition. Sans domicile pendant un certain temps, elle vivote désormais de canapé en canapé, et passe le plus gros de son temps dans la rue, à la recherche de sa dose.
Comment en est-elle arrivée là? «Je ne me suis jamais sentie à ma place, dans la vie. J’ai des problèmes depuis que je suis toute jeune. Beaucoup de maladies psy diagnostiquées. J’ai réussi à finir le gymnase, à obtenir ma maturité, grâce à ma mère et à mon suivi médical, mais ensuite c’était comme une lente descente aux enfers. Je passais d’hôpital psy en hôpital psy. Tout au long de ma vie, je me suis contentée des médocs qu’on me prescrivait, et de l’alcool. Puis, un jour, il y a peu, quelqu’un que je considère désormais comme une mauvaise fréquentation m’a fait tomber dans le crack…»
Et qu’est-ce que ça lui procure, comme sensation, le crack? «En fait, ça calme tout de suite mes angoisses, même si je sais bien que les paradis artificiels sont éphémères, et qu’elles vont revenir dès que je ne serai plus défoncée. Pour les gens un peu hyperactifs comme moi, ça nous pose. C’est une sorte de sentiment de plénitude.»
Elle va nous expliquer, et nous montrer, comment elle fume sa came. Consciente de l’étrangeté de la situation pour des madames Tout-le-monde comme Julie et moi, elle se veut rassurante et répète ce que l’équipe de soignants nous a déjà dit à notre arrivée: «Vous inquiétez pas, vous allez pas être défoncées de façon passive juste avec la fumée, ça marche pas comme ça.» Ouf, bon. Alors, comment ça marche, le crack, quand on le fume?
Avant de le fumer, il faut le cuisiner. Si, à Genève par exemple, ce produit ravageur est vendu prêt à la consommation, à Lausanne, qui est la capitale du crack en Suisse — d’après les derniers chiffres — il faut généralement le «cuisiner» soi-même, avec de la cocaïne en poudre. Ici, les usagers achètent leur petite boulette à dix francs pièce, qui suffit pour une consommation, dans la rue. Puis, ils la préparent eux-mêmes. Avant de recommencer l’opération. Souvent, ils sillonnent les trottoirs jusqu’à épuisement (et ça peut prendre du temps: on ne dort, ne mange, et ne boit pas tellement, quand on est défoncé avec cette substance).
Annelore explique ses gestes, au fur et à mesure qu’elle les fait: elle s’empare d’abord des cendres d’une cigarette, fumée juste avant d’entrer dans l’Espace, «sinon, ça ne brûle pas». Elle les pose sur le bouchon d’aluminium qui trône sur une bouteille en plastique, avec un fond d’eau, et une paille enfoncée sur le côté. Elle laisse ensuite la bouteille de côté, et s’attèle à cuisiner son caillou de cocaïne, qu’elle viendra poser sur les cendres.
Un caillou, ça se prépare en mélangeant de la cocaïne en poudre, du bicarbonate de sodium et de l’eau — fournies par la structure. Il faut faire chauffer cette mixture dans une cuillère ou un récipient, en plaçant un briquet en dessous. Annelore procède au mélange dans une cuillère, elle touille avec le bout d’une autre. Au contact de l’eau, le bicarbonate et la cocaïne moussent, avant de former, peu à peu, une petite boule difforme mais solide. Vu de l’extérieur, c’est assez impressionnant. Puis, le caillou, sur son lit de cendres, est fumé via une bouteille en pet, par exemple.
Après la première taffe, il faut l’avouer, on s’attendait à voir Annelore radicalement changer de comportement. Un cliché à déconstruire: ça dépend des gens, en fait. Certains ont l’air plus défoncés que d’autres. Elle, elle continue à nous parler, la voix certes plus incertaine, en mélangeant parfois des bouts de récits, mais ses yeux pétillants — désormais à peine plus dilatés — restent alertes. À peine plus confuse qu’à son arrivée, mais aussi visiblement plus apaisée, elle ne raconte pas non plus n’importe quoi. Pendant qu’elle consomme, je glisse une question qui m’est chère: Annelore nous a confié, au début de notre entretien, qu’elle avait passé quelques mois à vivre dans la rue, depuis qu’elle a commencé le crack.
C’est comment, vivre dans la rue, quand on est une femme? «C’est horrible (rire nerveux). On a tout le temps peur, confie la quadragénaire. Lorsque je suis arrivée à la rue, au début, je ne savais pas encore comment ça se passait, je dormais dehors sans trop faire attention. Jusqu’à ce que je me réveille subitement parce que quelqu’un était en train de me violer. C’est arrivé plusieurs fois. Du coup, j’ai commencé à chercher d’autres solutions: si j’allais chez quelqu’un, qui était d’accord de m’héberger, contre du sexe ou autre chose, par exemple, au moins je savais que j’allais pas me faire violer dehors. Des fois, j’ai aussi passé des nuits entières à marcher dans la rue pour ne pas m’endormir, que ce soit à cause de ça, ou du froid, en hiver.»
«C’est ma mère qui m’a fait essayer l'héroïne pour la première fois, ici, à la place de la Riponne, quand j’avais 17 ans… Peu après, j’ai eu un gosse. L’État me l’a retiré, bien sûr. Ça m’a fait un tel choc que, pendant un moment, j’ai réussi à tout arrêter, à l’âge de 23 ans. J’étais sous méthadone. J’ai eu deux autres enfants, avec un autre homme. Puis on s’est séparés, et c’était violent.
Il a été dire aux autorités que je suis une toxicodépendante en rémission, pour qu’on m’enlève la garde de mes deux derniers. Ça a fonctionné, et ça m’a vraiment détruite. J’ai replongé. J’ai commencé à me piquer. Mais j’ai encore l’espoir de m’en sortir, de récupérer mes enfants.»
Les femmes, grandes oubliées du bas seuil? À la sortie du local de consommation, direction la salle d’accueil. Il est environ 19h30, et la plupart des personnes qui attendent leur tour au guichet sont déjà venues au moins une fois, aujourd’hui. Tout le monde est de plus en plus défoncé, ça se voit: certains tremblent frénétiquement de la jambe, d’autres font de petits tours dans la salle en balbutiant des propos indistincts. Une grande fébrilité électrise l’atmosphère. Certains haussent parfois la voix, entre eux — mais rien de plus.
Jeanne, l'infirmière, veut nous montrer quelque chose, dans une salle de rangement avec des cartons pleins de matériel. Elle explique, en ouvrant une boîte de sous-vêtements et de produits d’hygiène féminins: «En parlant de la condition des femmes que nous accueillons, il est vrai que nous avons un Espace de consommation spécialement prévu pour elles, par exemple. Mais nous sommes aussi censés répondre à d’autres besoins d’urgence, notamment médicaux et sanitaires. C’est moi qui ai personnellement dû prendre l’initiative de demander un budget pour qu’on puisse fournir des protections hygiéniques et des culottes. Et j’en ai obtenu un, certes petit, mais au moins c’en est un. Même si j’estime que ce n’est pas forcément suffisant.»
Il est passé 21h30, lorsque les travailleurs doivent éconduire des usagers qui tentent encore d’entrer. Les intervenants sociosanitaires nous l’ont répété à de nombreuses reprises: les usagers sont «juste» des gens malades, il faut les voir comme tels. Et la société a de la peine avec ça. Jeanne, ça la touche beaucoup: «Vous savez, les gens les voient comme des pestiférés, des fous, des individus forcément dangereux. Alors que ce sont des malades comme les autres. On ne dit pas à quelqu’un qui a le cancer ou le sida que c’est sa faute, et qu’il est dégueulasse, mais on le fait pour les usagers… je ne comprends pas.»
«J’ai commencé l’héroïne il y a trois décennies. Depuis, j’ai arrêté quelques fois. Aujourd’hui, je suis suivi médicalement, je reçois ce qu’il me faut à la pharmacie. Si je viens ici, c’est seulement quand j’ai dû dépanner un pote, et que j’en ai plus assez pour moi — donc je dois racheter dans la rue. Sinon, je consomme chez moi, j’ai la chance d’avoir un appart.
Je suis un vieux, moi, j’ai plus l’âge pour la rue! Vous savez, au siècle passé, le monde de la drogue, c’était autre chose: la Platzspitz de Zurich, ou la plus grande scène ouverte de la drogue, j’y étais. Tout était dégueulasse, les gens étaient assommés par terre. On ne savait pas s'ils étaient morts ou vivants, parfois.»
Son collègue Jérémy a lui aussi la petite trentaine, c’est son premier jour sur ce nouveau site. Il embraie: «Et puis, ce qui est un peu triste, surtout, c’est que parfois même nos amis ne comprennent pas très bien ce qu’on fait ici, et pourquoi on a choisi ce métier.» Que fait-il ici, lui, par exemple? Et les autres? Tous évoquent un effet papillon, un enchaînement de circonstances, et l’envie de se rendre utile, d’aider.
Le trentenaire, socioéducateur de formation, nous confie: «J’ai toujours été attiré par le travail auprès des populations vulnérables, en situation de précarité. J’ai travaillé avec plusieurs populations différentes, avant de m’intéresser au bas seuil. Peut-être aussi à cause — ou grâce — à une certaine forme de militantisme. Je constate de plus en plus que les gens ont l’impression qu’on jette leurs impôts par les fenêtres, en investissant dans ce genre d’endroits, pour ce genre de personnes. Alors que la toxicodépendance est une maladie, un virus comme un autre!»
Du coup, la toxicodépendance, ça se soigne comme une grippe, si c’est une «maladie»? Fernando, petite cinquantaine, travaille dans le milieu depuis de nombreuses années. Il explique, d’une voix un peu triste: «C’est comme l’alcoolisme, ou les maladies mentales: je ne suis pas sûr que ça se soigne, mais ça se gère, en tout cas. Notre but ici, ce n’est pas de soigner les gens, ou de faire du suivi: il s’agit simplement d’assurer une consommation sans risques, et de leur offrir un cadre safe, même peut-être une oreille attentive.»
Fernando nous parle aussi de son propre ressenti: «C’est vrai que, parfois, on se sent un peu impuissants. Lorsqu’on ne revoit plus jamais l’un d’entre eux, c’est très dur, émotionnellement: on s’imagine qu’il est décédé, sans jamais pouvoir en être sûrs. Peut-être, au contraire, s’en est-il sorti? Aucun moyen de le savoir.»
Il est presque 22h. Dehors, le brouhaha de la Fête de la musique est encore plus fort qu’à notre arrivée. Jérémy, Jeanne et leurs trois autres collègues sont visiblement épuisés, des consommateurs traînent encore devant l’enceinte. On nous avertit: «Certains ont apprécié l’attention que vous leur avez accordée aujourd’hui. S'ils vous proposent de les suivre dans la rue, pour discuter encore un peu, vous dites non!» C’est noté.
Devant le bâtiment, on reconnaît certaines têtes, en train de danser frénétiquement face à la scène ouverte du club adjacent, le Folklore. Ils ne nous voient même pas, happés par leur transe. De loin, presque impossible de différencier un usager d’un bobo lausannois qui aurait un peu trop fait la fête. Il commence à pleuvoir, on disparaît dans la foule.
Production
Blick Suisse romande
Images
Julie de Tribolet
Texte
Daniella Gorbunova
Développement
César Greppin